Résumé : | L’histoire du Congo? Immanquablement, on pense avant tout au colonialisme, aux méfaits des Blancs, de ce roi belge en premier lieu, qui confondit une région grande comme la moitié de l’Europe avec une entreprise privée très lucrative. On voit aussi la toque en peau de léopard d’un autre «roi» qui pendant trente ans s’est abondamment servi dans la trésorerie et a laissé l’entreprise tomber en ruines. Et pour finir, on aura en tête des guerres sans fins, des légions de réfugiés et des grandes firmes, occidentales, chinoises, se jetant sur les ressources riches de ce pays à la malgouvernance proverbiale. Un pays qui vit en enfer. L’énumération des plaies ne fait pas sens. Elle ne dit pas toute la réalité. Et puis que savons-nous de l’Afrique en définitive? C’est la question que s’est posée un chercheur et journaliste belge néerlandophone, sur une terrasse de Bruxelles en 2003, alors qu’il préparait un voyage en République démocratique du Congo. Passionné d’Afrique (son père avait travaillé dans les chantiers du Kantanga), il décide de réunir les sources disparates et d’écrire une sorte de synthèse historique, de guide culturel. Il est allé infiniment plus loin: sept ans de travail, de multiples voyages sur place, une bibliographie imposante et surtout 500 témoignages qui font la sève généreuse de ce livre. On suit facilement le cours de ces 600 pages d’histoire, comme si l’on naviguait sur ce fleuve marron imperturbable, épine dorsale d’un pays auquel il a donné son nom. Mieux qu’une synthèse, vraiment: c’est une fresque éblouissante, une expérience historique et littéraire. Parce que Van Reybrouck parvient à nous rendre proche un lointain pays d’Afrique? A coup sûr. Et aussi parce qu’il démontre de façon subtile que l’histoire africaine et plus vivante et est autant, sinon davantage porteuse de sens pour comprendre le XXIe siècle, que celle de l’Europe. Raconter le Congo léopoldien, belge et les trois républiques qui ont suivi, en tirant sur le fil chronologique. Il faut du panache pour mener à bien ce projet, mais aussi de la précision pour ne pas tomber dans les caricatures. Van Reybrouck a encore plus d’atouts: il soutient une thèse, qui transpire de cette histoire totale: le Congo a été au cœur du processus de la mondialisation, depuis, peut-être, le XVIe siècle. Il suffit de guigner sur ses sous-sols pour comprendre pourquoi ce pays est constamment sur la scène mondiale (et souvent pour le malheur de ses habitants): son caoutchouc a fait des pneus, son cuivre a servi à fabriquer des douilles de fusil, son uranium a nourri l’industrie atomique, son coltan est indispensable aux téléphones portables. La magie de ce livre, c’est qu’il n’est en rien pédant, mais solaire et vibrant. Le récit historique, toujours enlevé et passionnant, alterne avec des rencontres, dans lesquelles David Van Reybrouck et ses interlocuteurs entrent en scène. Ces séquences documentaires prennent toujours plus de place à mesure qu’on atteint le temps présent. Elles ne sont pas là que pour divertir mais pour donner à comprendre, à sentir. On se rend à l’amicale des anciens combattants de Kinshasa, et voilà que s’ouvre un pan d’histoire méconnue de la Seconde Guerre mondiale. On va au concert de Werrasson, légende vivante de la pop congolaise, et l’on découvre qu’il est la pièce cruciale du marketing de Bralima, marque de bière et filiale de Heineken, en lutte à mort avec un concurrent pour le contrôle du marché kinois, ville aujourd’hui assiégée par le capitalisme sauvage. On a même la chance de pénétrer dans le camp retranché de Laurent Nkunda, un chef-rebelle tutsi qui était arrêté un mois plus tard pour être jugé par la justice internationale. La variété des témoignages est frappante: commerçants, vétérans, enfants-soldats, militants, dissidents, éclopés, vieux et jeunes apparaissent, autant de destins projetés dans la fresque, révélant les coups de chance et les tragédies, les grandes heures et les malédictions du passé et du présent. Le Congo vous parle, et tout devient intelligible. Ce voyage historique, il est tentant de le résumer, en quelques lignes. Van Reybrouck commence par la nuit des temps. Quelques considérations géographiques vues d’avion nous font débuter en – 90 000. Jusqu’au XVIe siècle, on en sait peu, mais une chose est sûre: la région a toujours pratiqué l’échange, de façon archaïque certes, mais elle n’a jamais été immobile, dans une nuit anhistorique. Echange de biens, et d’esclaves: cette réalité indigène ancienne, attestée, a été exploitée par les marchands de Zanzibar, puis industrialisée par le commerce triangulaire des Européens. Tout cela avant la conférence de Berlin en 1885, qui attribue au roi des Belges, Léopold II, un territoire gigantesque. La période est de sombre mémoire, et suscite toujours une controverse: y a-t-il eu génocide, dix millions de morts? Van Reybrouck, qui ne relativise en rien les atrocités commises dans «l’Etat indépendant», reste nuancé sur ce point. On connaît moins la période belge, quand Léopold a cédé son jouet au gouvernement de Belgique. Cinquante ans de «Trinité coloniale» (le pouvoir, le capital et l’église), où aucun Noir ne pouvait accéder à de hautes fonctions. Le ressentiment monte au fil des années et le pouvoir, inquiet, châtie toute contestation, à l’instar du kibanguisme, l’un des premiers mouvements spirituels de libération. Il n’y a pas de place pour le ton accusatoire ou militant. Aucun acteur de l’histoire n’est réduit aux automatismes de classe ou de race. Une marque de crédibilité. Van Reybrouck raconte par exemple la fierté avec laquelle de nombreux Congolais, encadrés par des Belges, ont participé aux deux guerres mondiales, remportant des combats acharnés. Coup d’œil ironique vers l’Europe pendant les mêmes périodes: dans les deux cas, la petite Belgique est écrasée, quand la Force publique (l’armée ayant fonction de police au Congo, créée par Léopold dans les années 1880) vivait des heures de gloire. Les Congolais attendaient l’égalité, on ne leur a rien donné, ou si peu. Ils ont espéré l’indépendance, et elle est venue tardivement, en 1960, dans la précipitation totale. Les nouveaux maîtres du pays n’ont pas d’expérience politique, et il y a peu de personnel administratif qualifié. Le pouvoir devient une foire d’empoigne. Lumumba, Mobutu, Kabila, Moïse Tschombé ne sont toutefois pas que des victimes du colonialisme, ils ont pêché par maladresse ou par avidité. Par les erreurs des Belges, mais aussi par leur faute, le Congo a été l’un des premiers pays à servir de terrain de jeu de la Guerre froide. Un pays riche en ressources, mais sans un Etat fort et redistributeur, est un enfer pour ses habitants. Que ce soit sous Mobutu ou sous Kabila. Deux rencontres à mentionner, car elles évoquent le passé et l’avenir. Etienne Nkasi, le Mathusalem du Congo – et du monde, puisqu’il dit être né en 1882! Celui-ci montre à l’enquêteur un casque colonial noir: «Toute ma vie, dit-il en le mettant sur la tête, j’ai vécu entre les mains des Blancs.» Figure grave, généreuse et remarquablement précise dans ses souvenirs, Nkasi meurt peu de jours après. Comme s’il cédait poliment la place à cette jeune génération qui, fatiguée de la guerre et de l’incurie, prend la route de la Chine. A l’instar de Georges, qui dirige depuis Guangzhou une société d’expédition et parle couramment le cantonais. En businessman pressé, il a placardé au mur de son bureau: «Cher ami, cet endroit est un lieu de travail», pour éviter, dit-il, que les Congolais ne viennent discuter ici. Le livre s’achève en Chine, parmi ces commerçants chinois et congolais dynamiques, où l’on ne voit pas un seul Blanc à la ronde. Tout en se signant face au XXe siècle jonché de misère et de ressentiment, on lève les yeux soudain pour apercevoir, ou mieux pour ressentir, le XXIe siècle qui commence, où peut-être tout changera.
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